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Le chemin tortueux des accidentés de la route

Mme Ouellet avec un corset cervico-thoracique.

Lise Ouellet a subi d’importantes blessures aux vertèbres lors d’un accident de la route en 2009.

Photo : Courtoisie Lise Ouellet

La Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) a été créée pour faciliter et accélérer l'indemnisation des accidentés de la route. Or, ce système est désormais hautement judiciarisé et des accidentés qui veulent contester une décision en paient le prix, a constaté Enquête.

« Les gens à la SAAQ, ils n’ont pas de coeur. » Cela fait maintenant 10 ans que Lise Ouellet se bat contre la société d’État québécoise. En 2009 et en 2010, elle est victime de deux accidents de la route qui lui infligent des blessures majeures aux vertèbres du cou. En plus de l’engourdissement de ses bras et de migraines, celle qui était auparavant chef cosméticienne en vient à souffrir d'une dépression majeure.

Son médecin lui impose un arrêt de travail.

Je n’étais plus capable. Mon corps ne suivait plus, mon cerveau ne suivait plus. Il n’y avait plus rien qui suivait.

Une citation de Lise Ouellet, accidentée de la route

Or, la SAAQ estime plutôt qu’elle est apte à travailler, mais dans un autre type d’emploi, celui de commis au recouvrement, même si elle ne possède pas les compétences nécessaires.

Malgré son état, Lise Ouellet décide de se battre et conteste la décision devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ), responsable de trancher les litiges avec la SAAQ.

La voiture accidentée avec un sac gonflable déployé côté conducteur.

Voiture de Lise Ouellet à la suite de sa collision frontale avec un camion sur l’autoroute en 2009.

Photo : Courtoisie Lise Ouellet

En attendant que sa cause soit entendue, Mme Ouellet est sans salaire. La SAAQ lui verse 90 $ par mois, soit la différence entre son salaire de chef cosméticienne et celui qu’elle aurait reçu comme commis au recouvrement.

« C'est ridicule, ça n’a aucun sens », lance Mme Ouellet, qui doit vendre son condo et se contenter de maigres versements de la Régie des rentes, puisqu’elle est en situation d’invalidité.

Pour mener son combat contre la SAAQ, elle embauche Michel Cyr, un avocat émérite qui défend les accidentés de la route depuis plus de 40 ans. Ce dernier soutient que la société d’État profite des largesses du système d’assurance en essoufflant financièrement et psychologiquement les accidentés de la route.

Les gens se retrouvent dans une situation catastrophique, ils perdent leur maison, leur conjoint, ils perdent tout, finalement.

Une citation de Michel Cyr, avocat

Lors de sa création, en 1978, la SAAQ devait assurer une indemnisation aux accidentés sans chercher de coupable. La société d’État écartait ainsi le rôle des compagnies d’assurances privées qui pouvaient gonfler la facture et allonger les délais.

Avec les années, le mandat de la SAAQ a été perverti, selon Me Cyr.

En octobre 2018, la SAAQ a finalement accepté de reconnaître la fragilité psychologique de Mme Ouellet et de lui verser une indemnité pour les quatre dernières années durant lesquelles elle n’a pas pu travailler.

Rares victoires pour les accidentés

Elle peut s’estimer heureuse, puisque la majorité des contestations se soldent par des refus pour les accidentés de la route. Un peu plus de 85 % des causes portées au Tribunal administratif du Québec se concluent en faveur de la SAAQ.

À titre de comparaison, au Tribunal administratif du travail, qui entend les contestations de travailleurs blessés au travail, 43 % des causes se terminent en défaveur des accidentés.

Le nombre élevé de décisions en faveur de la SAAQ est une bonne chose, croit la société d’État. « Ça veut dire que, dès le départ, la Société a pris les bonnes décisions au regard des dossiers en place », explique son porte-parole, Mario Vaillancourt.

La SAAQ en chiffres (pour 2017)

  • Plus de 28 000 accidents de la route causant des dommages corporels à 37 000 personnes
  • Plus de 20 000 demandes d'indemnité soumises à la SAAQ
  • Près de 2700 contestations par des accidentés

Le médecin de la SAAQ

Gérard Lafrance, mécanicien d’expérience, a subi un accident sur son lieu de travail en 2014. Sa déchirure de l’épaule devait le mettre à l’écart du boulot temporairement.

Mais celui que l’on décrit comme une « force brute » ne pourra jamais retravailler. Quelques mois après son accident de travail, il est victime d’un accident de voiture entre des camionnettes, une remorque et une roulotte. Son état s'aggrave. Les muscles de son épaule se déchirent à nouveau.

Avec le temps, M. Lafrance développe aussi une entorse cervicale. « Le cou, je n’étais plus capable [...] Ça faisait tellement mal », se rappelle-t-il.

M. Lafrance devant sa roulotte.

Gérard Lafrance avant son accident

Photo : Courtoisie Gérard Lafrance

S’ensuit une bataille entre la SAAQ et la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Les douleurs au cou de M. Lafrance ne sont pas liées à son accident de voiture, dit la Société d’assurance. La CNESST, elle, juge que cela n’a rien à voir avec son accident de travail.

Lors des procédures judiciaires, M. Lafrance découvre que la SAAQ a intégré à son dossier une note du médecin-conseil Luc Marcoux, rejetant tout lien entre l’accident de voiture et ses blessures.

Or, ce médecin, qui travaille exclusivement pour la SAAQ, n’a jamais rencontré Gérard Lafrance. Il s’est uniquement basé sur son dossier. « Sans l’examiner, sans lui poser de questions. Je trouvais ça bien bizarre », raconte sa femme, Dyane Labonté.

Radiographie.

Radiographie du cou de Gérard Lafrance à la suite de son accident de voiture en 2014.

Photo : Courtoisie Gérard Lafrance

La SAAQ est rabrouée par la juge au Tribunal administratif du travail. « Il est plutôt difficile de concevoir que le Dr Marcoux puisse offrir une opinion totalement objective, impartiale et sans aucun parti pris, alors qu’il exerce sa profession de façon exclusive pour le compte de la SAAQ », dit le jugement, qui a tranché en faveur de Gérard Lafrance.

Pourtant, ce type de preuve est admissible au Tribunal administratif du Québec, qui tranche les litiges entre les accidentés de la route et la SAAQ.

La SAAQ contredit la SAAQ

« J’ai été sans revenus de mai 2014 à avril 2017. Je mangeais une fois par jour, des fois je sautais une journée. Si ma fille avait à manger, c'était correct », témoigne Mélanie Patenaude, dont la vie a basculé en août 2012 après un accident de la route.

Malgré l’avis d’un médecin qui estime qu’elle est inapte au travail, la SAAQ avance qu’elle peut retourner travailler. Deux fois, elle tente un retour et deux fois, c’est un échec. Son employeur refuse même de la laisser revenir.

Étonnamment, Mme Patenaude travaille comme évaluatrice routière… pour la SAAQ.

« La SAAQ [...] me disait que j’étais apte à travailler et [mon] employeur me disait : “Tu ne peux pas revenir, ton médecin ne veut pas que tu travailles.” Je suis dans la même boîte, ça vous tente-tu de vous jaser, de faire quelque chose? » dit-elle.

Mélanie Patenaude.

Mélanie Patenaude

Photo : Courtoisie Mélanie Patenaude

En espérant accélérer les choses, Mélanie Patenaude accepte une conciliation devant une juge. Son avocate découvre alors deux notes médicales dans le dossier. Comme dans le cas de Gérard Lafrance, le Dr Marcoux les a rédigées, sans avoir rencontré Mme Patenaude. Il conclut que la plupart des séquelles ne sont pas liées à son accident. Le processus de conciliation a avorté.

Incapable d’en venir à une entente avec son employeur, Mélanie Patenaude est en attente de pouvoir plaider sa cause devant un juge du Tribunal administratif du Québec.

Elle a jusqu’à maintenant déboursé environ 5300 $ pour obtenir deux contre-expertises à présenter en cour.

Un médecin dénonce la SAAQ

Le médecin spécialisé en douleurs chroniques Alain Bissonnette a récemment cessé de réaliser des expertises pour des accidentés de la route. La SAAQ invoque l’argument de la certitude scientifique, dit-il, et, malgré son expertise, il ne parvient pas à démontrer hors de tout doute que les blessures sont liées aux accidents de la route. La SAAQ parvient ainsi à « se laver les mains des séquelles provoquées par un accident d’auto », déplore-t-il.

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